Construction du barrage
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construction du barrage morice

En fait, l'organisation d'un tel chantier était une chose fort délicate, car la moindre rupture d'approvisionnement, le plus léger retard d'une équipe, provoquait un ralentissement ou même un arrêt de toute la chaîne. Or nous nous heurtions à des difficultés parfois considérables et souvent imprévisibles : camions en panne, gants et pinces à barbelés en nombre insuffisant, sols extrêmement variés où tantôt les piquets s'engloutissaient mollement sans jamais tenir, tantôt il fallait, pour les planter, percer des trous au marteau-piqueur. Nos ouvriers ignoraient totalement l'usage de la plupart des outils et il fallut même apprendre à certains la façon de manier une brouette. Mais tout cela se passait dans une ambiance à la fois fébrile et bon enfant, où les incidents étaient rares et le travail considéré comme un sport, voire comme un plaisir.
Les moins heureux étaient les sapeurs affectés à la protection des chantiers : sentinelles condamnées à rôtir au soleil, trop souvent convaincues de ne servir à rien, furieuses d'être  hors jeu, il fallut bientôt établir un tour de corvée de protection pour les désigner.
A la vérité, ce que nous redoutions, c'était beaucoup moins une attaque des rebelles qu'un soulèvement de nos ouvriers. Il faut en effet comprendre que, sur ces hauts plateaux désertiques, trois ou quatre sapeurs pouvaient se trouver isolés à plusieurs kilomètres au milieu de cinquante musulmans, avec le risque réel d'être assaillis à coups de pelle et de pioche. Le F.L.N., en effet, manquait d'armes et celles que nous portions étaient comme un défi à sa convoitise; or les complicités ne pouvaient évidemment lui manquer dans nos équipes, qui d'ailleurs lui payaient sans doute une dîme sur leurs salaires. C'est pourquoi nous avions mis en place un système d'inspection et de surveillance mobile (par jeep) tel qu'aucun groupe ne restait seul plus d'une demi-heure

Heureusement, les rebelles commirent la faute de venir plusieurs fois la nuit tirer sur notre cantonnement, ce qui eut pour effet d'entretenir parmi les hommes un sentiment de prudence qui, autrement, se fût rapidement et dangereusement dilué.
Mais en fin de compte, les dangers les plus réels résultaient du chantier lui-même. On imagine mal, en effet, à quel point le maniement du fil de fer barbelé est difficile et combien les blessures causées par les ardillons sont profondes et s'infectent aisément. Certains travaux étaient, en outre, par eux-mêmes assez périlleux. Ainsi de l'étirement des fils barbelés destinés à la haie électrifiée : il fallait en effet enlever toute élasticité à ces fils. Pour parvenir à ce résultat, j'avais inventé d'attacher chaque extrémité d'une bobine aux pare-chocs de deux GMC. En s'éloignant l'un de l'autre, les camions tendaient le fil de fer, mais il fallait arrêter la manoeuvre à temps, sinon ce dernier se rompait et c'est un câble d'acier barbelé de dix ou vingt mètres qui fouettait l'air au risque d'arracher la tête aux imprudents.

Délicate également était la mise en place des petites mines indétectables dites encriers, engins antipersonnel de faible puissance mais capables d'enlever une jambe à ceux qui mettraient le pied dessus. En fait, cela faillit tourner à la catastrophe à la première pluie diluvienne qui tomba, une nuit, au début de septembre. Le lendemain matin, en effet, nous décou­vrîmes avec horreur que le ruissellement des eaux avait déplacé les mines, les faisant parfois passer d'un côté à l'autre du barrage et les abandonnant sur les pistes d'accès et de surveillance. Il fallut donc les récupérer. Mais allez donc retrouver des mines noyées dans la boue, quand précisément elles sont indétectables! C'est pourtant ce que nous fîmes, et nous avons bien failli alors être victimes de nos propres machinations...
Je me rappelle à ce propos une scène très significative de l'état d'esprit qu'on acquiert dans ce genre de circonstances. Un matin, passant devant une zone où nous avions travaillé la veille, nous vîmes de loin des lambeaux rougeâtres parmi les barbelés. Les hommes, braves types s'il en fut et aussi peu sanguinaires que possible, se précipitèrent pourtant, le coeur battant, persuadés que c'étaient nos premiers fellaghas piégés. Le plus rapide arriva tout près des débris et poussa alors ce cri de désillusion : « M...! ce n'est qu'un âne! » Un âne s'était, en effet, aventuré là et il avait sauté sur nos « encriers ». La déception qui se peignit sur tous les visages me fait encore sourire.
Dans l'après-midi, épuisés par la chaleur, la poussière et l'effort physique, on rentrait au cantonnement pour y manger rapidement et dormir jusqu'à la fraîcheur. Puis, le soir, à l'heure blanc et bleu, quand le soleil est couché mais qu'il fait encore jour, beaucoup allaient boire l'anisette au café maure, rapportant du village des oeufs ou d'énormes portions de couscous. Enfin, c'était le souper et la veillée, car les couche-tôt étaient peu nombreux : lecture, courrier personnel, toilette, blanchissage, l'extinction des feux n'intervenait pas avant minuit.
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